2015/01/20

Romaine BROOKS 1874 – 1970

Romaine Brooks - Self-Portrait - 1923
Beatrice Romaine Goddard est née à Rome le 1er mai 1874, lors d’un des nombreux voyages de sa mère en Europe. La petite fille fait partie d’une riche famille américaine. Son père est le major Henry Goddard et sa mère Ella Mary Waterman, est la fille d’un multimillionnaire Américain du nom d’Isaac S. Waterman Jr.
Beatrice est la plus jeune des trois enfants du couple, dont un garçon, Saint-Mar, et une fille, Marie Aimée. Peu après sa naissance le couple divorce. Son père abandonne alors sa famille. Beatrice est élevée par sa mère, mentalement instable et violente, qui abuse d’elle émotionnellement, tout en ayant une adoration pour son fils.
À environ six ans, Beatrice commence à s’intéresser au dessin, mais sa créativité devient un motif de punition pour sa mère, qui voit en elle le talent que n’a pas son fils. Elle fait alors tout pour empêcher les efforts de Béatrice à développer son talent, ce qui oblige la petite fille à se cacher afin de pouvoir donner libre cours à sa créativité.
Selon ses mémoires, quand Beatrice eu sept ans, sa mère la met en pension dans une famille pauvre de New York, dont la femme est blanchisseuse. Au bout d’un certain temps, sa mère ne verse plus les pensions convenues, ce qui oblige Beatrice à aller vendre des journaux dans la rue, afin d’aider financièrement la famille chez qui elle vit. Cette dernière continue à prendre soin de Beatrice, mais fini par tomber dans la pauvreté. Ce n’est qu’à l’âge de douze ans en 1886, que Beatrice est autorisée à rejoindre sa mère, son frère et sa sœur en Europe.
Par la suite, Beatrice est envoyée dans le New Jersey à St. Mary’s Hall, dans un pensionnat épiscopal, puis en Italie dans l’école d’un couvent. Son talent pour le dessin est remarqué par ses professeurs et, pour sa plus grande fierté, elle est appelée à coopérer à l’enseignement du dessin. Pendant ce temps sa mère continue à voyager à travers l’Europe, avec ses deux autres enfants. Son fils, sujet à des comportements perturbateurs et violents, est d’autant plus difficile à contrôler que ces voyages le stressent beaucoup.
En 1891, Beatrice est inscrite dans une école privée à Genève en Suisse, où elle suit les cours de Mademoiselle Bertin, qui va également l’encourager à pratiquer son art. À la fin de ses études en 1895 – Beatrice à vingt-deux ans – elle réussit à convaincre sa mère de la laisser partir pour Paris. D’abord en proie à une grande colère, sa mère fini par accepter et lui alloue une maigre pension de trois cents francs. Ce modeste revenu permet à Beatrice de louer une chambre dans le quartier des Ternes et, aussi souvent qu’elle le peut, de se nourrir de café et de lait. Ayant enfin gagné sa liberté, Beatrice s’inscrit alors dans une école spécialisée dans l’opérette à Neuilly, où elle suit les cours de Monsieur et Madame Bidout. Bien qu’elle soit très assidue et motivée par l’étude du chant, c’est finalement vers sa véritable vocation la peinture qu’elle se tourne.
Elle a vingt-quatre ans en 1898, quand elle décide de partir pour Rome où elle loue une chambre Via Sistina dans le centre de la ville. Elle y fréquente les étudiants étrangers, qui se retrouvent aux cafés Flora ou Greco. Afin de se perfectionner dans son art, elle prend des cours à la Scuola Nazionale pendant la journée et, le soir, elle suit des cours au Circolo Artistico. Seule femme de sa classe, elle endure le harcèlement de certains élèves à son égard. L’expérience est difficile pour une jeune fille étrangère, dans une société qui n’admet pas qu’une femme puisse sortir non accompagnée avant d’être mariée.
Forte de son apprentissage romain, Beatrice part pour Capri en 1899. Elle loue, dans la partie pauvre de l’île, une chapelle abandonnée, afin d’installer son atelier, vivant dans le dénuement le plus total. Beatrice fait alors la connaissance d’un groupe d’artistes écrivains américains et anglais expatriés, dont fait partie John Ellingham Brooks (1863-1929) pianiste, bisexuel, en situation financière précaire. Ce dernier est connu pour avoir été l’amant du dramaturge William Somerset Maugham (1874-1930). Elle décrira plus tard cette période de sa vie comme faisant partie de ses plus beaux moments.
Lors de son séjour sur l’île, Beatrice est encouragée dans son travail par l’industriel et collectionneur d’art américain Charles Lang Freer (1854-1919) qui est un passionné du peintre impressionniste américain James Abbott McNeil Whistler (1834-1903). Lang Freer incite Beatrice à quitter l’Italie afin de poursuivre sa formation à Paris. Grâce à la vente d’un tableau, Beatrice suit les conseils de Lang Freer et retourne à Paris. Là, elle s’inscrit à l’Académie de peinture Colarossi, située au 10 rue de la Grande-Chaumière dans le 6ème arrondissement. Fondée par le sculpteur italien Filippo Colarossi, l’école accepte les femmes et les autorise à peindre d’après modèles masculins nus. L’académie constitue également une alternative à l’École des beaux-arts, qui a ouvert ses portes aux femmes en 1897, mais celle-ci est devenue trop conservatrice dans son enseignement pour certains artistes.
Au début de l’année 1900, Beatrice contracte une pneumonie et passe le printemps puis l’été en convalescence en Gruyère, dans les montagnes suisses. En début d’année suivante, elle rentre à Paris, pour enfin, retourner à Capri. C’est alors, que son frère Saint-Mar décède. Beatrice rentre aux États-Unis afin de s’occuper de sa mère diabétique. Mais celle-ci disparaît moins d’un an après. Suite au décès de sa mère, Beatrice hérite à sa grande surprise – avec sa sœur – de la fortune de son grand-père maternel. Cet argent, va lui assurer une aisance financière pour le reste de sa vie et lui ouvrir les portes d’une nouvelle vie, à travers les salons mondains et intellectuels de l’Europe.
À son retour à Capri, le 3 juin 1903, Beatrice fait un mariage de convenance avec son ami John Ellington Brooks. Le couple se querelle presque immédiatement après le mariage, surtout lorsque Beatrice décide de couper ses cheveux courts et de porter des vêtements d’homme lors d’une marche en Angleterre. Ellington Brooks refuse d’être vu en public avec elle habillée de la sorte. Après trois mois de mariage, le couple passe un accord qui leur permet de ne pas divorcer, afin de pouvoir bénéficier d’une couverture sociale, tout en menant une vie séparée. En échange Beatrice alloue à son mari une rente mensuelle. Peu de temps après, en 1904, Beatrice part seule s’installer à Londres. Elle y loue un studio à Chelsea, près de Tite Street où avait travaillé James Abbott McNeil Whistler. Elle décide aussi de changer de nom et prend celui de Romaine Brooks.
Dès lors Romaine commence à montrer son travail. Elle fréquente les peintres impressionnistes anglais tels que Charles Conder (1868-1909), Walter Sickert (1860-1942) ainsi que le gallois Augustus John (1878-1961). Insatisfaite de son travail et en particulier de l’utilisation des couleurs vives, telles qu’utilisées dans ses premières peintures, Romaine se rend en Cornouailles, dans la ville balnéaire de St Ives. Celle-ci est réputée pour son climat doux et sa lumière exceptionnelle. Elle y loue un petit studio et commence à étudier les dégradés de gris. C’est à partir de là que presque tous ses tableaux vont être dominés par une nouvelle palette de couleurs. Elle va se limiter aux camaïeux de gris, de blanc et de noir, parfois aussi l’ocre ou la terre d’ombre – brun naturel de pigment d’argile – viendront renforcer sa palette. Romaine se spécialise alors dans l’art du portrait et reste à l’écart de toutes les tendances artistiques du moment telles que le fauvisme ou le cubisme. Elle préfère se tourner vers le mouvement symboliste, représenté notamment par Whistler.
Romaine et John Ellington Brooks finissent par divorcer au cours de l’année 1904. En échange de sa liberté, cette dernière va continuer à lui verser une pension jusqu’à la fin de sa vie en 1929. Un an plus tard Romaine fait la connaissance de la mécène américaine Winnareta Singer, princesse Edmond de Polignac (1865-1943) dite « Winnie », avec qui elle va entretenir une relation amoureuse. De retour à Paris, Romaine prend un appartement sur l’avenue du Trocadéro, dans le quartier très à la mode du 16ème arrondissement. Elle fréquente alors l’élite des cercles sociaux, en faisant le portrait de femmes de la haute société. Dans le même temps, la journée, Romaine côtoie l’atelier privé de Carolus-Duran (1837-1917) situé rive gauche. Ce dernier est alors un peintre dit « mondain », et ses cours sont fréquentés essentiellement par de jeunes artistes anglophones. Entre 1907 et 1910, Romaine prend comme amant l’auteur et poète britannique Lord Alfred Douglas (1870-1945) surnommé « Bosie », ancien amant d’Oscar Wilde.
C’est à partir de 1910 que Romaine commence à peindre des tableaux de grandes dimensions, surtout des nus. Son premier nu féminin se nomme La Jacquette rouge. Son œuvre représente une femme debout de profil devant un paravent, avec comme seul vêtement une jaquette rouge. Ce dernier est suivi par Les Azalées blanches, représentant une femme nue, langoureusement couchée sur un sofa.
À trente-six ans, Romaine fait sa première exposition personnelle à Paris du 2 au 18 mai 1910, à la galerie du collectionneur et marchand d’art Paul Durand-Ruel (1831-1922). L’exposition propose treize de ses œuvres, qui toutes mettent en scène des femmes ou des jeunes filles nues, ainsi que deux études de nus. Le choix est provocateur pour une femme à cette époque et tend à rendre publique son identité de lesbienne. Cette exposition lui permet d’établir sa réputation en tant qu’artiste. Les avis positifs ne tarissent pas. Le quotidien parisien Le Figaro parle de révélation, d’originalité et de charme. Le poète et dandy Robert de Montesquiou (1855-1921) un de ses plus fervents admirateurs, la surnomme « la voleuse d’âme », parce qu’elle arrive selon lui à révéler l’âme de ses modèles à travers ses toiles.
En cours d’année, Romaine retrouve chez l’illustrateur Leonetto Capiello (1875-1942) le poète et homme politique italien Grabriele d’Annunzio (1863-1938) dont elle a fait la connaissance à Florence un an auparavant. Romaine voit en lui un artiste martyr, car il a dû s’exiler en France afin d’échapper à ses créanciers, ainsi qu’à ses nombreuses maîtresses. Romaine loue alors une villa à Arcachon, ou elle invite d’Annunzio à passer l’été. L’escapade romantique est interrompue par l’arrivée de la comtesse Natalia Goloubev – ex-maîtresse de d’Annunzio – une russe exaltée munie d’un révolver : péripétie restée sans gravité. Une relation forte et torturée va lier Romaine et d’Annunzio jusqu’à la mort de ce dernier, le 1er mars 1938.
L’année suivante, la succursale londonienne de la Galerie Goupil, dont le siège se trouve à Paris, réalise une exposition de ses œuvres en reprenant l’exposition de 1910, complétée par de nouveaux tableaux. À cette même époque, Romaine tombe amoureuse de la danseuse russe des ballets de Sergueï de Diaghilev, Ida Rubinstein (1885-1960). Cette dernière est profondément amoureuse de Romaine et souhaite acheter une maison dans la campagne française, afin de pouvoir vivre avec elle. Mais ce mode de vie n’intéresse pas Romaine. Bien que les deux femmes se séparent en 1914, Romaine Brooks va continuer à peindre Ida Rubinstein, la comparant à une beauté fragile et à un idéal féminin, comme dans son tableau La Vénus triste, peint en 1917, représentation visuelle de la perte de leur liaison.
C’est en 1912, quelques mois avant la réalisation de son portrait de Jean Cocteau, Le Balcon, que Romaine réalise celui de d’Annunzio Poète en exil. Celui-ci le représente dos à l’océan – le Musée du Luxembourg va l’acquérir en 1914. En avril de l’année qui suit, Romaine envoie deux de ses œuvres La Jaquette rouge et Le Balcon en Italie, à la Première exposition nationale d’art de la « Sécession romaine ».
Aux prémices de la première Guerre Mondiale, Romaine peint La Croix de la France. Le tableau montre une infirmière de la Croix-Rouge, symbole de la France en guerre. L’œuvre est exposée en 1915, à la Galerie Georges Bernheim à Paris, dans le cadre d’une prestation que Romaine et d’Annunzio ont organisés afin de récolter des fonds pour la Croix-Rouge. Pour l’occasion, une brochure spéciale est éditée, comportant une reproduction du tableau, agrémentée d’un poème de d’Annunzio.
Cette même année, à Paris, Romaine fait la connaissance de la femme de lettre américaine Natalie Clifford Barney (1876-1972) que l’on surnomme « L’Amazone ». Cette dernière tiendra un salon littéraire très courut de 1919 à 1968, dans sa maison du 20 rue Jacob, dans le quartier Latin, qui rassemblera tous les vendredis après-midi le Paris artistique et intellectuel. À cette époque, Natalie Clifford Barney entretient déjà, depuis 1909, une relation intime avec l’écrivaine et aristocrate française Élisabeth de Gramont duchesse de Clermont-Tonnerre (1875-1954), relation qui va perdurer jusqu’à la mort de cette dernière en 1954. Natalie aime par-dessus tout les femmes, ce qui l’amène à avoir de nombreuses relations amoureuses, que Romaine va tolérer tant que celles-ci ne deviennent pas trop sérieuses, mais peut se montrer jalouse si toutefois la relation le devient. Romaine ne souhaite pas vivre avec Natalie car elle n’aime pas le milieu dans lequel celle-ci évolue. Elle ne se sent pleinement elle-même que quand elle est seule.
En 1916, d’Annunzio lui trouve un atelier à Venise dans les Zattere. Elle y réalise son deuxième portrait du poète Il Comandante. Libre de toutes attaches conjugales et en résonnance aux infidélités de Natalie Barney, Romaine entretient également de nombreuses relations amoureuses. En 1919, c’est à Capri qu’elle fait la connaissance de la pianiste italienne Renata Borgatti (1894-1964). Elle exécute son portrait en 1920 Renata au piano qui la représente en un personnage androgyne jouant du piano. Puis d’octobre à novembre, elle participe avec son œuvre Le Balcon à l’Exposition d’artistes de l’école américaine, qui a lieu au Musée du Luxembourg à Paris. C’est au printemps suivant d’avril à mai, que Romaine prend part au Salon de la Société nationale des Beaux-arts qui se tient au Grand-Palais à Paris. Elle présente : Renata au piano et La Chèvre blanche, portrait de la comédienne Elsie de Wolfe (1865-1950).
Chaque année, Romaine passe plusieurs mois à voyager en Italie ou à travers l’Europe, loin de Natalie. Elle est de plus en plus déçue par la haute société parisienne et par l’atmosphère qui règne dans le milieu mondain. Elle trouve leur conversation terne et a le sentiment que les gens chuchotent à son sujet. Lors d’un séjour à Capri en 1920, la très excentrique mécène, la marquise Luisa Casati (1881-1957) commande son portrait à Romaine. Celle-ci commence par refuser. Puis, à court d’arguments devant son insistance, Romaine affirme ne peindre plus que des nus. L’excentrique Luisa Casati n’y voit pas d’inconvénient. Alors Romaine cède à son désir et exécute son portrait en pied, corps longiligne nu à demi drapé dans une cape noire. En cours d’année Romaine représente également Natalie Barney dans un célèbre portrait, L’Amazone. Elle la symbolise dans des vêtements féminins, face à elle un cheval en porcelaine, faisant ainsi référence à une guerrière amazone et au culte de Sappho.
De 1920 à 1924, la plus grande partie de ses sujets sont des femmes appartenant, en général, au cercle social de Natalie Barney. Certaines de ses œuvres représentent des femmes qui ont adoptés certains aspects de l’habit masculin, tel le portrait représentant la peintre Hannah Gluckstein (1895-1978) dite Gluck, Peter, une jeune anglaise. Alors qu’en 1903, Romaine Brooks avait choqué son mari lorsqu’elle s’était coupée les cheveux, le look de la garçonne des années 20 est devenu un phénomène de mode discuté dans les magazines.
Pour les femmes comme : Romaine Brooks, Gluck ou encore la sculptrice britannique Una Troubridge (1887-1963) c’est une façon d’utiliser une variante de la mode, sans passer pour un homme, mais indiquant avec subtilité leur préférence sexuelle. Code que seules quelques privilégiées savent décrypter. Pour les non initiées, ce sont simplement des femmes qui suivent la mode. L’un de ses autoportraits le plus connu, daté de 1923, la montre arborant une chemise blanche amidonnée, agrémentée d’une cravate de soie noire, dans un long manteau noir cintré – qu’elle a fait confectionner à cette occasion – coiffée d’un chapeau haut de forme.
En octobre 1920, Romaine a quarante-six ans, la France la nomme chevalier de la Légion d’honneur en reconnaissance pour ses efforts et pour sa collecte de fonds pendant la première guerre mondiale. Deux ans plus tard, elle participe au Salon de la Société nationale des beaux-arts du 13 avril au 30 juin en présentant L’Amazone. Puis au printemps 1923, Romaine se joint au Salon des indépendants à Paris avec La Chasseresse, ainsi qu’avec un autoportrait. Pendant l’année 1924, Romaine réalise le portrait de Lady Troubridge. Celle-ci vient de quitter son mari pour la romancière Radclyffe Hall (1880-1943) qui, en 1928, allait devenir l’auteur du célèbre roman sur le lesbianisme Le Puits de solitude. Una pose dans un habit d’homme, avec une coupe de cheveux à la garçonne et un monocle sur l’œil droit. Faisant ainsi référence à un bar lesbien à la mode à Montmartre « Le Monocle ».
À cinquante ans, sa carrière a atteint son zénith. Romaine fait trois expositions personnelles successives, la première à Paris du 20 mars au 3 avril 1924, à la Galerie Jean Charpentier au 76 rue du Faubourg Saint-Honoré. La seconde du 2 au 20 juin à l’Alpine Club Gallery de Londres, puis du 20 novembre au 31 décembre à la Galerie Wildenstein à New York. Cette dernière est organisée sous le patronage de la baronne Émile d’Erlanger (1866-1939). Afin de se reposer, Romaine et Nathalie se rendent à Grimaud dans le sud de la France, lieu que fréquentent leurs compatriotes. Elles y retrouvent également Colette (1873-1945) venue en voisine.
À la fin de l’année suivante, elle participe du 22 décembre 1925 au 26 janvier 1926, à une exposition collective à l’Art Institute of Chicago. Alors que ses expositions remportent un grand succès, après 1925, Romaine ne va plus produire que quelques tableaux. En juin 1927, Natalie Barney a une nouvelle aventure avec la nièce de l’écrivain Oscar Wilde, Dolly Wilde (1895-1941). La relation amoureuse que Natalie entretien avec Dolly va durer trois ans, avant que Romaine ne lance un ultimatum à Natalie menaçant de la quitter, si elle ne met pas un terme à cette idylle. Leur histoire ne prendra réellement fin qu’à la mort de Dolly en 1941.
Pendant l’année 1928, Romaine et Natalie font construire une villa dans le sud de la France, à Beauvallon dans le département de la Drôme. Elles lui donnent le nom de « La Villa Trait d’Union ». La maison est construite de façon à ce que les deux amies aient chacune une aile séparée, reliées entre elles par la salle à manger, afin de préserver l’indépendance de chacune. Pendant la belle saison, les deux compagnes réunissent autour d’elles une société amicale et intellectuelle, fréquentée par des écrivains tels que Colette, Gertrude Stein (1874-1946) l’américaine Alice B. Toklas (1877-1967) ou encore Dolly Wilde.
À la demande de Nathalie Barney, Romaine participe avec deux illustrations au seul livre écrit par Natalie The One Who Is Legion ; or AD’s After-Life. Son roman est publié en 1930 en anglais, à Londres, à seulement quatre cents cinquante exemplaires. Par la suite, Romaine fait également une exposition à la Galerie Jean Charpentier à Paris. Elle y présente, entre autre, La Chèvre blanche. Puis en octobre, elle participe à l’Exposition d’artistes de l’école américaine. Au début des années 30, Romaine, hantée par ses souvenirs d’enfance, est amenée à faire un travail au crayon et à l’encre : lignes uniques entrelacées, semblant représenter la dépendance et ses problèmes de séparation. Au printemps 1931, elle présente à Paris du 15 au 31 mai, cent un de ses dessins à la Galerie Théodore Briant.
Dès le premier mois de l’année 1935, Romaine expose à l’Art Club de Chicago, une série d’environ cinquante de ses dessins. Elle profite de voyager aux États Unis, puis loue un appartement au Carnegie Hall de New York. Elle y exécute les portraits du romancier et photographe Carl Van Vechten (1880-1964) et en 1937 celui de l’écrivaine et dramaturge Muriel Draper (1886-1952). Le 11 mai 1938, Romaine quitte alors New York, pour rentrer en Europe.
À l’occasion de l’exposition anniversaire du cinquantenaire de la Tour Eiffel qui se tient au Palais de Chaillot, de juin à juillet 1939, Romaine présente le portrait de Jean-Cocteau. Aux prémices de la seconde Guerre Mondiale, elle s’installe à Beauvallon avec Natalie. Bombardée par l’aviation allemande, leur maison est incendiée et détruite en 1940. Romaine se retire alors en Italie. Elle est rejointe à Florence par Natalie. Les deux femmes s’installent dans la « Villa Sant’Agnese », que possède Romaine, Via San Leonardo. Romaine ayant « la conviction d’être à l’abri dans une Italie neutre ». À plus de soixante ans, les deux femmes sont enfin réunies, sans toutes les favorites de Natalie. Dans une retraite forcée et modeste, elles vont goûter à une plénitude sentimentale que rien ne va venir troubler et avoir le privilège de pouvoir traverser cette terrible époque agréablement. Elles y séjourneront jusqu’en 1946.
Après la guerre, Romaine refuse de rentrer à Paris avec Natalie, prétextant vouloir revenir à la peinture et à sa vie de peintre. Mais elle abandonne son art et perd tout intérêt à la promotion de son travail. C’est Natalie qui va alors s’occuper de la promouvoir en organisant des expositions. Au cours de l’année, les deux femmes se rendent aux États-Unis, et ne rentrent en France qu’en 1949. Romaine se retire alors près de Fiesole dans la province de Florence, où elle achète une petite maison la « Villa Gaia ». Elle va y séjourner jusqu’en 1967.
Dans le milieu des années 50, Romaine séjourne également à Nice rue des Ponchettes, parallèle au quai des États-Unis. Natalie Barney continue à lui rendre visite en hiver, dans cet appartement dont elle apprécie le confort. Alors que leur amour dure depuis plus de trente-cinq ans, Romaine se coupe de plus en plus du monde extérieur et devient petit à petit paranoïaque, craignant qu’on ne la vole ou que son chauffeur ne l’empoisonne.
Nathalie qui a quatre-vingt-deux ans en 1958, rencontre sa dernière passion, une femme mariée, mère de famille de cinquante-huit ans. Cette dernière liaison va durer quatorze ans, dont sept ans dans la clandestinité du mari. Romaine fait à nouveau contre mauvaise fortune bon cœur et essaye de supporter cette nouvelle aventure.
En 1961, étonnamment, Romaine reprend le pinceau, à quatre-vingt-sept ans. Elle exécute le portrait d’Umberto Strozzi, descendant d’une célèbre famille de la Renaissance italienne. En 1967, Romaine vient passer un mois rue Jacob, chez Nathalie, en alternance avec la favorite. Mais, deux ans plus tard, le 3 mai 1969, après cinquante-quatre ans passé ensemble, à nonante-cinq ans, Romaine met un terme définitif à sa liaison avec Nathalie – la favorite n’est pas étrangère à cette décision. Romaine cesse alors toute communication avec Natalie Barney, laissant ses lettres sans réponses et se refuse à la voir.
L’année suivante, Romaine Brooks décède à Nice le 7 décembre 1970, à l’âge de nonante-six ans. Elle est enterrée à Paris au cimetière de Passy. Deux ans plus tard Natalie Barney décède à son tour à Paris, à l’âge avancé de nonante-six ans.
Romaine Brooks a réussi à rester à l’écart de toutes les tendances artistiques du moment. Entre la fin d’un siècle et un nouveau qui a vu tant de nouveaux mouvements artistiques prendre forme, Romaine Brooks a su se faire une place dans un monde très masculin, grâce en partie à Natalie Barney, qui lui a ouvert les portes de son salon mondain.
Dans ses portraits Romaine Brooks cherche à rendre avec une grande précision le caractère de ses modèles qui se détachent généralement sur des fonds neutres, sortis d’une palette sobre et austère de gris ou de noirs, ce qui n’était pas toujours à l’avantage de ceux-ci. Une femme de la haute société le lui aurait fait remarquer en lui disant : « Vous ne m’avez pas embellie », ce à quoi Romaine Brooks lui aurait répondu : « Non, je vous ai anoblie. »
Toute sa vie elle fut dans une lutte perpétuelle pour se libérer de son enfance malheureuse. Romaine Brooks réussit assez bien dans cette recherche de son identité jusqu’à ce que, dans les années 1930, ses démons reprennent le dessus. Romaine Brooks a écrit ses mémoires No pleasant memories pendant cette période, malheureusement celles-ci n’ont jamais été éditées. Le manuscrit est conservé actuellement aux Archives of American Art, du Smithsonian Institut, à Washington D.C.
Durant les années 60, sont travail a été largement oublié. La renaissance de la peinture figurative, dans les années 80, lui a apporté un nouvel intérêt du genre. Les recherches sur la sexualité à travers l’art ont conduit à une réévaluation de son travail. Aujourd’hui, elle est considérée comme un précurseur dont les œuvres dépeignent le travestissement féminin.
En 1971, une exposition rétrospective intitulée : Romaine Brooks voleuse d’âmes a eu lieu à la Collection nationale des Beaux-arts à Washington, aujourd’hui Musée national d’art américain. Puis en 2001, le Musée national des femmes dans les arts à Washington lui a consacré une exposition « Amazon in the Drawing Room »C’était la première fois que le musée présentait son œuvre dans la perspective du lesbianisme.

Source :
 Christine Huguenin, "FEMMES ARTISTES PEINTRES À TRAVERS LES SIÈCLES", 
Tome 2 : 19e et 20e siècle - 2013
édité par les Bourlapapey,
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